Lausanne 29e année «ne pas subir» Mai 1999 No 285



Dans ce numéro :

Désinformation

De la tiédeur à la haine


Désinformation

Un certain Alain-Valéry Poitry, lecteur nyonnais de "24 Heures" commente dans la rubrique "Monsieur le Rédacteur" de ce quotidien, la guerre des Balkans : "…Quant à l'Albanie, il est pour le moins curieux que les médias occidentaux ne s'aperçoivent pas de sa stratégie qui consiste à agrandir ses frontières afin de créer une grande Albanie avec un nouveau risque de déstabilisation pour les pays voisins (…) Si le nationalisme serbe est détestable, on ne voit pas en quoi le nationalisme albanais serait meilleur…"
La réponse à cette question - probablement faussement naïve - est la clé du problème balkanique.
Nous ne reviendrons pas sur la question de savoir à qui appartient la province du Kosovo et Metohija que se disputent Serbes et Albanais. Les uns et les autres ont de bonnes raisons de revendiquer ces territoires.
Il est plus difficile de déterminer le rôle joué, dans cette tragédie, par l'UCK.
Pour les uns, l'Armée de libération du Kosovo est formée de patriotes soucieux de maintenir l'autonomie, voire l'indépendance d'une province peuplée majoritairement d'Albanais musulmans, injustement traités par les Serbes nationalistes et fascisants.
Pour les autres, l'UCK est un mouvement terroriste ultra minoritaire, qui terrorise même la population du Kosovo, qui tire ses ressources du trafic de stupéfiants et qui s'est illustré par des attentats et de nombreux massacres de civils serbes.
La presse suisse, dans son ensemble, tient pour la première hypothèse. L'UCK recrute des combattants volontaires en Suisse même et l'envoyé spécial de "24 Heures" a suivi l'équipée de ces étranges recrues, de Lausanne à Durrës, près de Tirana, sans cacher la sympathie que lui a inspirée la longue marche "vers la guerre" de ces nouveaux héros
Dans sa "Petite histoire de la désinformation", Vladimir Volkoff raconte la manière dont l'agence privée de relations publiques Ruder Finn Global Public Affairs a, de son propre aveu, mis au point la diabolisation des Serbes pour le compte des Croates d'abord, (d'août 1991 à juin 1992), puis pour le compte des Bosniaques (de mai à décembre 1992), et enfin, depuis octobre 1992, pour le compte des Kosovars. Le détail de cette habile opération d'intoxication est relatée par notre excellent confrère le Libre Journal de la France courtoise.
Le moyen le plus simple, et le plus efficace, pour diffuser une fausse information consiste à donner une légende fausse à une photo authentique ou de profiter de l'ignorance des lecteurs pour tromper les gogos. Quelques exemples, cités par le Libre Journal :
Une photo montre une "mère croate" pleurant sur la tombe de son fils, laquelle porte le nom du défunt en cyrillique. C'est donc un Serbe.
Une autre montre un "musulman supplicié" auquel on a coupé trois doigts pour qu'il ne puisse pas faire le V de la victoire. Le malheureux porte l'alliance à droite. C'est un orthodoxe.
Une photo de "miliciens serbes" particulièrement patibulaires permet de distinguer leur insigne : le damier croate.
La presse publie les révélations sur les atrocités serbes à Tuzla. Les Serbes n'ont jamais pris Tuzla.
Une photo montre une mère pleurant son fils tué "par les Serbes" à Psusje, village croate, lequel n'a été attaqué que par les musulmans qui ont assassiné 34 habitants.
La presse montre le pont de Vukovar, "splendeur du patrimoine architectural, … réduit à l'état de caillou par l'artillerie serbe". Il n'y a pas de pont à Vukovar. Le pont photographié est celui de Mostar, détruit par l'artillerie …croate.
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La presse prend ses lecteurs pour des crétins, hélas à juste titre le plus souvent, et postule comme le Dr Goebbels que plus un mensonge est gros, plus il a de chances d'être cru.
Il est peu probable que les journalistes qui diffusent ainsi de fausses nouvelles soient de simples incompétents de bonne foi. La multiplication des fausses nouvelles, des fausses légendes, la minimisation systématique des massacres de l'OTAN, pudiquement baptisés "dégâts collatéraux" ou "bavures" font supposer au contraire une volonté consciente d'intoxication de l'opinion publique. Par qui ? dans quel but ?
Là encore, les avis divergent. De toutes façons, quelque suspect que vous désignerez, supposé "tirer les ficelles" de ce gigantesque complot, personne ne vous prendra au sérieux. Dame ! La thèse du "complot" bolchlévique, ou juif, ou franc-maçon, ou mondialiste, on nous l'a jouée tant de fois que personne n'y croit plus. A part les vieux nostalgiques de l'extrême-droite, qui voient partout des influences occultes et des marionnettistes faisant danser des gogos inconscients, il n'y a plus guère, à l'autre bout de l'échiquier politique, que les Verts qui dénoncent des alliances secrètes de multi-nationales et des clubs transfrontaliers de capitalistes exploiteurs.
La réalité est probablement plus simple. Si l'UCK est vraiment une organisation mafieuse chargée de maîtriser le trafic de stupéfiants en Europe, rien ne pourrait être plus efficace que de créer, ou d'encourager une situation de guerre civile au Kosovo, de "noyauter" les contingents de réfugiés répartis en Europe et de là, à partir de chaque pays hôte, de réorganiser la distribution des drogues dures.
Une toute petite minorité des Albanais qui vivent en Suisse est constituée de criminels. Mais la presque totalité des gros trafiquants d'héroïne et de cocaïne sont des Albanais. Et si un pour-cent seulement des 2500 Kosovars attendus en Suisse est un trafiquant de drogue, cela fera tout de même 25 marchands de mort supplémentaires, qui en recruteront bientôt 125 autres…
A part la destruction totale de la Serbie et la dissémination des Albanais dans le monde, la guerre des Balkans n'a qu'une issue honorable possible : la partition de la province en deux territoires distincts dont les dimensions et les frontières resteraient à négocier, comme il faudrait aussi négocier les indemnités "d'expropriation" allouées, par chacun des deux gouvernements, aux ressortissants dépossédés d'une terre acquise légitimement.
Mais encore faudrait-il impérativement que les Etats-Unis ne soient pas chargés d'organiser les négociations. Leur subtilité diplomatique ne dépasse guère celle du cow-boy. Et si on se réfère à la manière dont ils ont traité les Indiens pendant la conquête de l'Ouest, ils sont assez mal placés pour donner des leçons aux autres en matière de "purification ethnique" ou de génocide.
 

Claude PASCHOUD


De la tiédeur à la haine

Le recouvrement de la paix sociale par le respect de la justice n'est peut-être pas le but de la science politique, mais il doit en être la motivation première chez les hommes de science politique, car sans elle, cette science devient stérile, subvertie qu'elle est par l'orgueil et investie par l'égoïsme et l'arrivisme. Toutes les bonnes intentions n'y changeront rien. Nous assistons présentement à un foisonnement d'études qui nous expliquent de mille manières pourquoi les sociétés modernes se délitent. Bernard Renouvin, dans Les bourgeois du crépuscule ; Eric Werner dans L'avant-guerre civile en sont des exemples parmi d'autres et parmi les meilleurs. En dehors de la grande presse nationale ou régionale dite d'opinion (unique), quelques revues marginales (Catholica, Restauration, Immédiatement) se cherchent dans la préservation du dogme chrétien, de la tradition légitimiste ou dans celle du gaullisme résistancialiste à connotation monarchique, une audience de plus en plus large, pendant que le mouvement conduit par Bruno Mégret maintient le cap d'une conquête démocratique du pouvoir dans la République à un niveau technique adapté aux mœurs et aux nécessités immédiates de l'actualité.

Des uns aux autres, bien des incompréhensions font échec à l'unité du combat pour le court terme. Mais le mal essentiel n'est point dans ces malentendus. Il est dans la démission criminelle des élites bourgeoises, et cette démission prend une forme unique, comme la pensée du même nom : c'est l'abstraction haineuse ou la lucidité intellectuelle sans la foi religieuse. Qui aime peut se tromper mais n'ira jamais patauger très loin de la vérité. Seul celui qui sait peut égarer en profondeur et durablement par manque de sens religieux. Il faut être tolérant pour qui aime dans l'erreur, et impitoyable pour les savants sans charité.

Quand on nous dit que dans les sociétés actuelles, l'autorité étatique se comporte avec le corps indifférencié désormais des "citoyens", où le chaos est non seulement entretenu mais provoqué par des lois délirantes (sur l'antiracisme ou les unions fantaisistes), lois elles-mêmes légitimées comme œuvre de la liberté sans frein des opinions et de la presse (que l'auteur en question approuve et défend ! …), comme s'il s'agissait d'un adversaire, voire d'un ennemi - ce qui est tout à fait vrai - ou que la haine des peuples ou des nations réelles nourrit le savoir et la pratique sociale de la classe politicienne (et cléricale aussi, car le phénomène s'étend à l'Eglise catholique, littéralement investie par une hiérarchie dans l'ensemble tout aussi haineuse de la foi commune des plus humbles fidèles, haine très policée et très présentable sur nos petits écrans - voyez donc le télégénique Mgr Di Falco), on n'a rien dit ni rien fait pour le recouvrement progressif de la paix par le rétablissement de la justice dans les esprits et dans les cœurs de nos contemporains tant que l'on n'aura pas éclairé ou dégagé les voies personnalisées de l'Autorité sociale naturelle et légitime, séculière et religieuse, tant que l'on n'aura pas orienté le débat encore formellement ouvert au public dans nos démocraties sur ces personnalité-là, qui seules sont porteuses d'une histoire collective plus ou moins large et auxquelles les plus prestigieux intellectuels, un Vaclav Havel par exemple, ne pourront jamais que donner leur concours dans l'allégeance, à moins d'agir comme Napoléon Bonaparte, en identifiant sa carrière politique à une révolution pour fonder ensuite une dynastie nouvelle.

Les intellectuels ne sont que les domestiques des princes dans l'Eglise ou dans l'Etat, et les peuples ont
parfaitement conscience du vide vertigineux laissé par la chute des anciennes dynasties et le nivellement des aristocraties du sang. Ils en sont à ce point conscients qu'ils ne les recherchent même plus, sinon à travers la fine pointe spirituelle de leur essence métaphysique : la religion et, pour les catholiques romains, le pape de Rome. Celui-ci en impose encore à la jeunesse du monde entier et à celle d'Europe tout spécialement. Dans des sociétés sans père, civiles et politiques, sans père au sens civil et politique, le pape reste, en Europe, l'ultime représentant d'une instance d'autorité naturelle et transcendante, abolie partout ailleurs par l'oppression omniprésente de l'idéologie démocratique qui investit jusqu'à l'enseignement des jeunes enfants par une véritable manipulation des cerveaux.. L'accord, perceptible, et qui surprend toujours la presse et les adultes, entre le pape de Rome et la jeunesse sans père de notre temps est pourtant fort compréhensible humainement. Cet accord témoigne d'un manque et il atteste une réalité de notre condition à tous qui dépasse tous les clivages sociaux, toutes les orientations culturelles et idéologiques.

Seulement ce qui, authentiquement vécu par l'instinct et le sens premier de la vie véritable, reste à l'état d'ébauche et d'expérience exceptionnelle et discontinue, ne débouche sur aucune science libératrice et forte parce que l'œuvre des intellectuels persiste, toutes tendances confondues, à dissoudre en permanence et sans se lasser toute velléité d'allégeance dynastique ou religieuse, s'y oppose même au nom de la liberté d'opinion et de la presse (lieu privilégié et intouchable de l'émancipation des esprits et de l'idolâtrie de l'homme) de manière tantôt sournoise tantôt ouvertement fanatique. L'historiographie dynastique et aristocratique est cantonnée dans les gazettes de femmes de chambre ou de concierges, dans la chronique des faits divers ou dans les archives des bibliothèques et des thèses d'histoire, bref partout où le grand public est mis dans l'impossibilité d'en tirer aucun enseignement politique et social.

L'Europe n'entreverra le salut des sociétés que lorsque la classe des intellectuels aura suffisamment souffert de sa réduction en servitude idéologique par des maîtres aussi cyniques que grossiers pour que ses membres les plus courageux, se convertissant, reviennent à ne se considérer non plus comme des maîtres à penser mais uniquement comme des clercs à la disposition des seules élites du sang, c'est-à-dire de la race, et de l'esprit, c'est-à-dire de la religion.

Dans ses Mémoires, le prince Félix Youssoupoff relate un incident très révélateur sous sa banalité dans l'esprit du temps; la scène se déroule au Palais Alexandre à Tsarskoïe-Selo. L'Impératrice y avait convoqué le narrateur pour le conseiller sur son avenir au service de l'Empereur. Au cours de cet entretien, le jeune prince Youssoupoff fit la réflexion suivante : "En m'occupant de nos terres, de nos usines, du bien-être de nos paysans, je servirai mon pays, et, en servant mon pays, je servirai mon souverain." L'Impératrice lui fit aussitôt observer qu'il avait nommé la Russie avant le Tsar : - "Mais, le Tsar, c'est la Russie ! " s'écria-t-elle. A l'instant même, la porte s'ouvrit et Nicolas II entra dans la chambre. "Félix, dit la Souveraine à son mari, a des idées révolutionnaires." "L'Empereur, ajoute l'auteur de ces Mémoires, ouvrit des yeux étonnés, fixa sur moi son bon regard et demeura silencieux."

La Tsarine exprimait là le fondement universel et naturel de l'autorité, civile ou politique, séculière ou religieuse, donc un truisme, mais un truisme si bien étouffé par la science révolutionnaire des universités qu'on l'assimile volontiers et couramment à une conception despotique du pouvoir princier. C'est là l'effet le plus perfide de l'inflexion de la science politique par les révolutionnaires, dont le prince Youssoupoff était lui-même une victime inconsciente mais réelle. Le bon sens subit son ultime défaite lorsqu'il parvient à déformer même les esprits droits et simples. Alors tout est perdu dans l'ordre naturel des choses. C'est pourquoi les vieilles femmes pieuses qui vont dans les églises font plus de bien à la société politique et à l'économie que tous les savants et les bourgeois agnostiques et sans pratique cultuelle mais qui s'estiment avisés selon la prudence du monde.

A l'heure où j'écris ces lignes, le peuple serbe résiste héroïquement à l'agression de l'OTAN. Il le fait pour sauver l'une de ses provinces qui est le berceau de sa religion. Aucun intellectuel d'Occident n'a été capable de prévoir la vigueur de cette résistance, encore moins son motif. Sont-ils même en état de la comprendre ? Le monde ne sera politiquement sauvé que par des gens simples ayant renoué avec des chefs naturels épousant cette simplicité mais parfaitement capables de mettre à leur juste place ceux que la démocratie moderne, régime purement idéologique, a élevés indûment au rang de princes.

Michel de Preux