Lausanne 28e année «ne pas subir» Décembre 1998 No 280

 

Sommaire :

L'affaire Mikhaïlovic
L'étrange «boulette» d'un Chinois à Paris
 

 L’Affaire Mikhaïlov
 

Ainsi donc, M. Sergueï Mikhaïlov est innocent des crimes dont on l'accusait et pour lesquels il a passé deux ans en prison.
L'annonce de son acquittement par la Cour correctionnelle de Genève, vendredi soir 11 décembre dernier, après onze heures trois quarts de délibérations, a fait l'effet d'une bombe.
Dame, voici un homme que le Procureur général et la presse unanime nous ont présenté pendant des mois comme l'un des principaux "parrains" de la Mafia russe, comme le numéro un d'une organisation criminelle, la Solntsevskaïa, coupable de racket et autres crimes. Et la justice genevoise a l'audace d'acquitter un tel homme ?
Je vois plusieurs raisons de me réjouir de ce verdict alors même que je n'ai aucune connaissance du dossier.
Supposons d’abord, comme le croit l’accusateur public, la presse et une grande partie du public, que M. Mikhaïlov est réellement coupable d’association de malfaiteurs, comme on dit en France, ou de participation à une organisation criminelle selon la terminologie de notre code pénal. Le récent verdict prouve en tout cas que le dossier préparé par le juge d’instruction était insuffisant et que n’y figurait pas une seule preuve matérielle convaincante. Après deux ans d’incarcération, et les centaines de milliers de francs que ce dossier a déjà coûté à la République (sans compter les indemnités qu’il faudra bien verser à l’intéressé pour détention illicite), le résultat est un peu mince !
Supposons au contraire que M. Mikhaïlov est un honnête homme d’affaires qui n’a rien à voir avec la mafia russe, victime pendant deux ans d’une sombre manœuvre d’intoxication de la presse et de la justice orchestrée par des Abramovitch, Levinson ou autres fils de David. Supposons encore que le verdict d’acquittement soit confirmé en cassation et que les accusateurs soient condamnés pour calomnie et diffamation.
La presse reconnaîtra-t-elle qu’elle s’est lourdement trompée ? Le public croira-t-il, non pas que le procureur général manquait des moyens nécessaires à faire éclater la vérité, mais qu’il était simplement dans l’erreur ?
Songez aux conséquences d’un tel aveu : imaginez qu’un personnage montré du doigt par les journalistes, condamné péremptoirement par la presse pourrait n’être pas coupable. Pensez que Saddam Hussein, Augusto Pinochet et même Mariette Paschoud seraient acquittés s’ils devaient comparaître devant un Tribunal régulier, constitués de magistrats honnêtes et de jurés indépendants !
A l’évidence, une telle hypothèse n’est pas acceptable. Les roquets haineux de nos feuilles quotidiennes ne vont pas tolérer que leurs sentences, par définition définitives et exécutoires, soient remises en cause par des juges ignares et des jurés populaires qui ne lisent même pas les journaux.
Il a fallu à ces derniers un sacré courage pour oser braver ouvertement les ukases de la petite coterie médiatique, pour constater bravement que le dossier à charge n’était qu’un "désert de cailloux". On leur fera payer cette indépendance par les sarcasmes qui pleuvront sur eux lorsque la Cour de cassation, politiquement plus sensible aux qualifications distribuées par ces messieurs-dames de la Grande Presse, aura jugé que M. Mikhaïlov, tous comptes faits, n’est pas si innocent que ça et qu’il n’est dès lors pas question de lui allouer une indemnité pour les deux ans passés derrière les barreaux…
Les choses rentreront dans l’ordre. La Presse ne va pas tolérer que les coupables qu’elle a désignés échappent à la condamnation judiciaire. Si les magistrats de la République avaient compris cela plus tôt, ils auraient pu économiser deux ans d’efforts et les deniers du contribuable.

Claude PASCHOUD



Marcus Curtius ou Ludovicus Magnus ?
L'étrange "boulette" d'un Chinois à Paris.
   
Une copie en plomb de la statue équestre en marbre du Roy Soleil par Gian Lorenzo Bernini (1598-1680) a été placée dans la Cour Napoléon du Palais du Louvre à Paris en décembre 1988.
L'idée en revient à l'architecte chinois Leoh-Ming-Pei, l'auteur de la fameuse pyramide maçonnique mitterrandienne du Grand Louvre : "…J'ai été impressionné par cette œuvre d'art, et convaincu que non seulement elle convenait à la situation historique et symbolique mais aussi qu'elle possédait le volume et la présence nécessaires à la conclusion effective de l'axe Tuileries-Champs-Elysées-Saint-Germain-en-Laye, tel que l'avait tracé Le Nôtre à la demande de Lois XIV (…)"
Pour faire oublier une vilenie
"Seigneur Cavalier Bernin, lui avait écrit Louis XIV le 11 avril 1665, je fais une estime si grande de votre mérite que j'ay un grand désir de voir et de connoistre une personne aussi illustre".
L'été suivant, Bernini, arrivé à Paris, déclare péremptoire au Roi : "Qu'on ne me parle de rien qui soit petit !"
En réalité, ses confrères des bords de la Seine font montre d'autant de curiosité que de mesquinerie. Puis c'est Claude Perrault, le frère aîné du créateur du "Petit Poucet" qui est chargé de réaliser la colonne du Louvre; les plans de Bernini, qui ont certainement servi à Perrault, sont oubliés en quelque cassette. Précédemment, il y avait eu une sérieuse dispute entre Bernini et Perrault, le premier lui avait décoché : "Vous n'êtes même pas digne de décrotter mes bottines !".
Pour dédommager le Romain du peu élégant abandon de son projet de colonnade, une statue équestre du Roi lui est commandée. Elle est commencée dans la Ville Eternelle en 1671, pour être achevée quelque trois mois plus tard. En France, elle va soulever bien des passions inattendues. Reléguée successivement en plusieurs endroits de Versailles, elle attire d'abord le public pour passer inaperçue pendant deux cents ans, avant sa redécouverte en cette fin de XXe siècle.
La réaction du Roi
Le mercredi 14 novembre 1685, le Roy Soleil s'en va voir à l'Orangerie de Versailles la statue équestre qui a quitté l'Italie le 15 juillet 1684. Le souverain trouve que l'homme et le cheval sont mal faits. Les courtisans, naturellement, ne peuvent que partager son avis. Il exprime violemment son intention de la faire briser !
Un modèle en terre cuite, de 1670, conservé à la Galleria Borghese à Rome, nous donne aujourd'hui une idée de la statue telle qu'elle a été à l'origine, celle que Colbert avait envisagé de dresser entre les Tuileries et le Louvre.
Enfin Louis XIV décide de faire apporter des modifications à la sculpture taillée dans un seul bloc de marbre du Monte Altissimo au-dessus de Carrare; elle devrait évoquer maintenant le général Marcus Curtius, un héros de l'Antiquité romaine, se jetant dans le feu avec son cheval pour sauver la République !
Un monarque fatigué et vieilli
En 1685, Lois XIV a 47 ans; il n'est pas au mieux de sa forme physique; il sort d'une violente crise de goutte et trouve entre deux opérations : celle de la machoire et celle de la fistule. Il ne peut se reconnaître dans le jeune et fringant cavalier animé par Lorenzo Bernini !
La statue, abritée près d'un an à l'intérieur de l'Orangerie de Versailles, est ensuite placée au centre du parterre de cette même orangerie, puis transportée, en 1686, près du bassin de Neptune, à l'extrémité Nord du parc.
Les modifications abusives
C'est en 1687 que François Girardon, alors âgé de 59 ans, se permet, d'un ciseau un peu lourd, de modifier l'œuvre de l'illustre Italien. Le Roi dans tout son absolutisme résulte ici n'être qu'un bien mauvais arbitre d'esthétique ! En changeant la signification même du monument puis en y faisant apporter abusivement des modifications, il dénote un prétentieux manque de respect envers l'illustre créateur du Palais Barberini, de la solaire colonnade de Saint-Pierre, de la Fontaine des Fleuves de Place Navona, envers celui qui donne une empreinte indélébile à un bon siècle d'art non seulement italien mais aussi européen.
Sous le cheval, les aspérités du rocher prennent la forme de… flammes; un casque s'en vient coiffer la tête du cavalier dont les traits du visage sont changés. Le menton cassé à une date indéterminée fait l'objet d'une malheureuse restauration.
En 1702, le Roi fait transporter le pseudo Marcus Curtius en haut de la pièce des Suisses, où il restera jusqu'en 1980; la statue est sortie indemne des destructions révolutionnaires, grâce à son malencontreux maquillage : on ne peut décapiter le sauveur de la république romaine !
Après un acte de vandalisme
En juin 1980, des vandales, restés impunis, s'en prennent sans raison à la statue pratiquement abandonnée, la brisant et la couvrant de peinture noire et rouge. Cet acte révoltant nécessite six ans de travaux de restauration. La statue équestre est déménagée une fois encore; elle est maintenant dans la "Grande écurie du Roi" à Versailles.
A Leoh-Ming-Pei, l'architecte contemporain, apparaît toute la difficulté de redonner à l'œuvre son aspect d'origine. Il est dès lors logique d'en faire un moulage afin de préserver au moins l'aspect mutilé sur ordre du monarque.
Louis XIV ou Marcus Certius ?
Qui montre-t-on aujourd'hui dans la Cour Napoléon du Louvre ? Louis XIX comme l'indique l'inscription gravée sur son socle tout neuf, ou le héros républicain de la Rome antique ?
Puisque Certius a, officiellement du moins, cédé le pas à Louis, chacun peut se poser la question de savoir s'il était opportun que des républicains, des descendants de ceux qui, à Saint-Denis, expulsèrent ignominieusement les rois et les reines de leur dernière demeure, qui dressèrent contre une palissade, pour mieux l'insulter, un Louis-le-Grand, mort trois quarts de siècles auparavant, relativement bien conservé, la perruque jaunie et le visage charbonneux, s'il était opportun que ces descendants de révolutionnaires érigent un symbole à la gloire de la royauté, en 1988, en un lieu de prestige, contre le désir clairement exprimé en son temps par le monarque absolu, le principal intéressé, qui eut en horreur cette effigie, refusant obstinément, à tort ou à raison, de s'y reconnaître.
Quelle explication donne-t-on en haut lieu ? Officiellement, c'est un hommage à l'immense talent de Gian Lorenzo Bernini (mieux vaut tard que jamais) et à l'apport d'artistes italiens qui, de tout temps, ont enrichi l'architecture française (du Bernin, l'apport a été bien mal acquis !).
En plomb
Bernin, nous en sommes certain, n'aurait guère apprécié l'idée saugrenue d'une copie en plomb !
(…) "Je rends le marbre souple comme la cire et j'ai uni dans mes œuvres les ressources de la peinture et celles de la sculpture"
Quelle impardonnable erreur de Leoh-Ping-Pei que celle d'appesantir en plomb opaque, avec toute sa lourdeur, son empâtement, sa mollesse, une œuvre conçue et réalisée en marbre lumineux de Carrare aux reflets et contre-reflets du matériau-roi, incisif, précis, qui sourit aux dards d'Apollon !
Les reliefs en marbre pentélique de la Colonne Trajane à Rome sont combien plus lisibles que ceux de la Colonne Vendôme à Paris, tirés su bronze des canons autrichiens !
Le marbre baroque de Lorenzo Bernini accroche la lumière et le vent, sa tension des formes suggère l'élégance, l'envol, la libération de la matière. La couleur grise, sourde, de la copie n'arrive pas à piéger la lumière, paradoxe de taille pour l'image du Roy-Soleil !
Quant à Leoh-Ming-Pei, il dit : "La couleur grise de la copie réalisée en plomb (…) est en parfaite harmonie avec celle des toits [en ardoise] du Palais du Louvre". Oh, la piètre excuse !
Louis XIV à cheval du Cavalier Lorenzo Bernini vit le jour sous une bien mauvaise étoile, il n'a certainement pas fini sa triste odyssée, alors que présentement, Rome célèbre dignement le quatrième centenaire de la naissance d'un artiste prestigieux.
Giuseppe PATANÈ