Lausanne 16e année       «ne pas subir»          Février 1986 No 152


Éditorial

La votation sur l'ONU approche à grands pas. Tous les arguments, honnêtes et malhonnêtes, réalistes et irréalistes, viciés ou non ont été développés. La campagne bat son plein, mais l'essentiel a été dit. Tous les politiciens en vue, un certain nombre de militaires et même un historien habituellement sérieux y sont allés de leur couplet, à temps ou à contretemps.

On a beaucoup parlé de neutralité à propos de ce débat. Fait curieux, les partisans et les opposants de l'adhésion à l'ONU ont tendance, à de rares exceptions près, à utiliser le terme comme d'autres se servent d'un ballon de football, sans s'être jamais interrogés sur la réalité qu'il recouvre. Pour les uns, la neutralité est une volonté de repli sur soi-même. Pour d'autres, c'est la lâcheté institutionnalisée. Pour certains, c'est une abominable forme d'égoïsme. Pour d'autres encore, c'est tout simplement une tarte à la crème. Que la neutralité helvétique existe de facto depuis quatre cent septante et un ans et de jure depuis cent septante et un ans ne semble pas avoir une quelconque importance. Que la Suisse, depuis tout ce temps, ne se soit jamais mêlée des conflits de l'étranger, si ce n 'est pour les subir, n'intéresse apparemment pas les partisans de l'ONU. Ce qui importe, c'est l'ouverture sur le monde, c'est de mêler sa voix au concert des nations, c'est de faire comme les autres. La neutralité une nécessité historique? Un hasard heureux, et encore. quelques dizaines de milliers de morts au combat ou dans l'univers concentrationnaire ne feraient pas de mal à notre prestige. Qu'est-ce que c'est que ce pays qui sort plus ou moins indemne des cataclysmes du siècle? Qui connaît la prospérité et un taux de chômage ridicule par comparaison avec ses voisins? Qui, et c'est peut-être le pire, réussit, bon an mal an, à faire vivre ensemble, et vivre bien, des populations que tout sépare, tant leurs moeurs que leurs mentalités, leurs langues et leurs religions?

Car, et c'est là un des aspects de la neutralité que l'on n 'évoque pas souvent, Si les cantons suisses, si divers, parviennent à s'entendre, c'est parce que leurs problèmes restent à la mesure de leurs différences. C'est parce que, libérés du souci de prendre parti dans les affaires internationales, il ont du temps à consacrer à leurs affaires intérieures, beaucoup plus complexes que ne se plaisent à le croire les autorités fédérales et leurs thuriféraires.

Qu'adviendra-t-il le jour où les prises de position de la Suisse à l'ONU créeront des tensions à l'intérieur de notre pays? Que se passera-t-il, si un jour, pour des raisons économiques, politiques ou militaires, une partie des cantons se lève et dit non?

Finalement, la dernière guerre civile helvétique, gentillette, il est vrai, date de 1847; l'avant-dernière engendrée par la République Helvétique Une et Indivisible, et beaucoup plus sanguinaire, n'a pas deux siècles. Toutes deux ont pris leur source dans le refus de certains cantons de se soumettre à la volonté du pouvoir central ou de la majorité des cantons qui prétendaient leur imposer des moeurs politiques contraires à leurs traditions.

Sans doute le Conseil fédéral compte-t-il sur l'inertie des cantons pour « faire passer la pilule». A court terme, c'est un bon calcul. Surtout si on tient compte de la mode qui veut qu'on se préoccupe davantage des problèmes d'autrui - à condition qu'autrui se trouve très, très loin - que de ses propres problèmes qui sont forcément très très mesquins, puisqu'ils se posent très, très près. Et pourtant, si chacun balayait devant sa porte...
 

Le Pamphlet


Un général d'opérette

Un lecteur fidèle me fait parvenir le numéro du 12 février de la revue «Industrie et technique - Revue technique Suisse» dans laquelle on découvre en page 13 une tribune libre signée par le commandant de corps d'armée Edwin Stettler, cdt CA camp 1, et constituant un appel sans équivoque en faveur de l'entrée de la Suisse à l'ONU.

Loin de moi l'idée de contester à M. Stettler le droit d'avoir des opinions politiques. Il est permis de se demander néanmoins s'il est réellement opportun pour un général d'armée d'en faire état publiquement, et qui plus est, en laissant complaisamment publier son grade, sa fonction et une photo de lui en uniforme.

M. Stettler s'interroge sur l'existence d'obstacles militaires à l'adhésion de la Suisse à l'ONU et conclut «avec la plus grande netteté» qu'il n'y en a pas. Il évoque premièrement la participation des pays membres de l'ONU à des actions militaires et nous apprend que la Suisse a déjà participé dans le passé à de telles actions, et qu'elle le fait encore aujourd'hui.

Le lecteur est saisi d'un doute. Qu'entend-on par «actions militaires»? M. Stettler éclaire bien vite notre lanterne: «envoi d'une antenne chirurgicale au Yémen, action de spécialistes du génie en Italie, participation de formations de la PA au déblaiement des décombres de Mexico.» On respire.

Mais tout à coup, à la lecture des ces exemples d'actions militaires, un nouveau doute surgit: n'avons-nous pas, dans un instant de distraction, confondu la revue I + T/RTS avec le livret de la «Grande Duchesse de Gérolstein» et ne sommes-nous pas en train de lire le rondo du général Fritz au deuxième acte: «Non c'était à mourir de rire, Sous ce général Folichon, Cent vingt mille hommes en délire Chantaient la mère Godichon.. la.. la.. la... Ah la bataille fut bouffonne. On en touchait un, tout tombait! Du reste on n'a tué personne...»

Mais hélas non, c'est bien le commandant de corps d'armée Stettler qui explique pourquoi la participation de pays membres des Nations Unies à des «actions militaires» n'est en rien incompatible avec notre statut de neutralité.

Mais, poursuit le général, «tout autre, et autrement plus grave au regard de notre politique de neutralité, est la question de la participation de contingents suisses à des sanctions militaires décidées contre un Etat tiers».

Ah ah!

«A cet égard, la réponse est heureusement parfaitement claire. Elle s'appuie sur deux éléments majeurs. Le premier est qu'une adhésion de notre pays à l'ONU serait assortie d'une déclaration de neutralité ne laissant place à aucune ambiguïté. Cette déclaration est d'ailleurs attendue des Etats membres (? Réd.) et ils n'y élèveront à coup sûr (??? Réd.) aucune objection. Le second et le plus important de ces éléments réside dans le fait qu'aucun Etat ne peut être contraint à participer à des sanctions militaires. Le vote de sanctions militaires ne peut donc être suivi d'effets que pour autant que les pays sollicités (sic) de les appliquer y donnent leur consentement. (...) Sur ce point, la Charte des Nations Unies est absolument limpide.(...)»

Sans nul doute, le général Stettler jouit, grâce à son grade et à sa fonction, de sources d'informations privilégiées qui nous font malheureusement défaut.

Il est tout de même étrange que les partisans les plus frénétiques de notre entrée à l'ONU ne profitent pas de cette aubaine en nous apprenant qui, à quel moment, devant quel témoin aurait déclaré que la proclamation unilatérale de neutralité de la Suisse était attendue et lors de quelle assemblée les Etats membres de l'ONU auraient annoncé qu'ils n'y élèveraient aucune objection.

Quant à la limpidité de la Charte sur le caractère facultatif des sanctions militaires, soit M. Stettler jouit de facultés intellectuelles très largement supérieures à la moyenne (qu'il a modestement dissimulées à tout le monde jusqu'à aujourd'hui), soit il a «séché» le cours de droit international public au temps de ses études.

L'article 43 de la Charte dit exactement ceci :

1. «Tous les Membres des Nations Unies, afin de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationale, s'engagent à mettre à la disposition du Conseil de sécurité, sur son invitation et conformément à un accord spécial ou à des accords spéciaux, les forces armées, l'assistance et les facilités, y compris le doit de passage nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationales.

2. L'accord ou les accords susvisés fixeront les effectifs et la nature de ces forces, leur degré de préparation et leur emplacement général, ainsi que la nature des facilités et de l'assistance à fournir.

3. L'accord ou les accord seront négociés aussitôt que possible, sur l'initiative du Conseil de sécurité. Ils seront conclus entre le Conseil de sécurité et des Membres de l'Organisation, ou entre le Conseil de sécurité et des groupes de Membres de l'Organisation, et devront être ratifiés par les Etats signataires selon leurs règles constitutionnelles respectives.»

   Partageant sans doute l'optimisme affiché par le Conseil fédéral dans son «Message», M. Stettler croit sans doute que le troisième alinéa in fine de cet article nous mettra à l'abri d'une exigence de mise à disposition de troupes, d'assistance, de facilités ou de droit de passage. C'est négliger le deuxième alinéa de l'article 43 qui précise bien que les accords spéciaux portent sur les effectifs, la nature, le degré de préparation, l'emplacement, etc. des troupes à fournir, mais nullement sur le principe même de cette fourniture.

C'est passer comme chat sur braise, également, sur l'article 103 de la Charte qui dispose :

«En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront.»

Apparemment, en faisant figurer sa photographie, en uniforme au-dessus de son plaidoyer pour notre entrée à l'ONU, M. Stettler n'a pas dû considérer comme «absolument limpide» l'article 243 al. 4 du Règlement de service prescrivant aux militaires en service, pendant les congés qu'ils passent en dehors du rayon d'activité de la troupe, de «porter des habits civils pour participer à des réunions ou manifestations de partis ou de groupes politiques.»

Tout aussi obscure l'injonction qui suit :

«ils ne donneront en public aucune indication relative à leur grade, à leur incorporation ou à leur fonction militaire.»
 

XXX Claude Paschoud
 cdt xxxxxxxxxxx