Neutralité

La Confédération est compétente dans le domaine des affaires étrangères, cela n’est pas contestable et cette compétence relève de l’art. 54 de la Constitution. C’est sur cette base qu’a été promulguée une loi fédérale sur l’application de sanctions internationales, approuvée par le Parlement le 22 mars 2002, soit moins de trois semaines après que les Suisses eurent timidement approuvé notre adhésion à l’ONU.

Cette loi1 proclame que «la Confédération peut édicter des mesures de coercition pour appliquer les sanctions […] décrétées par l’ONU, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ou par les principaux partenaires commerciaux de la Suisse».

Sous l’aspect des libertés individuelles, elle est l’équivalent en Suisse du Patriot Act américain, dans la mesure où elle autorise les organes de contrôle, sans préavis, à pénétrer dans les locaux commerciaux des personnes «soumises à l’obligation de fournir des renseignements», c’est-à-dire, dit la loi, «quiconque est visé, directement ou indirectement, par des mesures découlant de la loi» soit, dans la réalité, n’importe qui.

C’est sur cette base légale que le Conseil fédéral s’empresse, sitôt connue une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, de pondre dans l’urgence une Ordonnance instituant des mesures à l’encontre du Bélarus2: cent cinquante-sept personnes nommément désignées; de la République démocratique du Congo3, de la République populaire démocratique de Corée4, de la Côte d’Ivoire5: énumération de nonante et une hautes personnalités marquées du sceau d’infamie pour «refus du résultat de l’élection présidentielle»; de la République arabe d’Egypte6, de l’Erythrée7, de la Guinée8, de la République islamique d’Iran8, du Myanmar 10, du Libéria11, de la Somalie12, de certaines personnes originaires de la Tunisie13, du Soudan14, de la République d’Irak15, de certains ressortissant d’ex-Yougoslavie16, du Zimbabwe17 et bien entendu de la Libye18.

Ce dernier cas est très étrange. Le Guide de la révolution Mouammar Kadhafi est désigné à la vindicte internationale par l’ONU pour avoir «ordonné la répression des manifestations» et [donc] «violé des droits de l’homme».

Apparemment, l’ONU ne se pose pas la question de savoir qui a fourni des armes, et notamment des armes lourdes aux insurgés. Elle ne tient pas à savoir qui aurait avantage à s’emparer des ports de la Libye et à diffuser la nouvelle – probablement fausse – que Kadhafi fait tirer sur son peuple et qu’il se rend donc coupable de violation des droits de l’homme, voire de crime contre l’humanité.

Des répressions sanglantes, on en a connu en Hongrie, en République tchèque, en ex-URSS, en Chine, et dans de nombreux Etats africains, qui n’ont pas soulevé la moindre réprobation publique. Lors du massacre de Tien-an-Men, on a allégué, à l’ONU, que cette organisation n’avait pas vocation à s’immiscer dans les conflits internes des Etats… Circulez, il n’y a rien à voir !

L’Etat d’Israël a été épinglé par soixante-cinq résolutions de l’ONU et il aurait été condamné trente autres fois si les Etats-Unis n’avaient pas usé à ces occasions de leur droit de veto. Avez-vous entendu que l’OTAN serait allée bombarder les principales infrastructures de Tel-Aviv ou de Jérusalem ?

Au soir du 30 avril, des frappes ciblées ont tué le plus jeune fils du Guide libyen, Saif al-Arab, né en 1982, sans aucune responsabilité politique, et trois de ses petits-enfants: Seïf (deux ans), fils de Mohammad Kadhafi, la petite Carthage (trois ans), fille d’Hannibal, et le bébé Mastoura (quatre mois), fille du docteur Aïcha Kadhafi . Dans la nuit du 9 au 10 mai, l’OTAN a bombardé, pour la deuxième fois, les bâtiments de la Cour suprême de Justice, le Bureau du procureur général, les institutions civiles de défense des Droits de l'Homme, des Femmes et des Enfants, ainsi que le Centre de réhabilitation des sourds et muets de la ville de Tripoli.

Qui viole les droits de l’homme? Qui s’en prend volontairement à des civils et qui tue sciemment des enfants?

Les Américains, responsables du massacre de Waco en avril 1993, ont-ils des leçons à donner en matière de droits de l’homme?

Si on peut discuter de la légitimité des interventions internationales dans le conflit qui oppose des factions rivales en Côte d’Ivoire (nos lecteurs savent qu’à mon avis Laurent Gbagbo est le président légitime, mais la question n’est pas définitivement résolue), si on peut – très éventuellement – se réjouir du départ en exil du président tunisien ou du raïs égyptien, il ne fait aucun doute que M. Kadhafi est le chef d’Etat incontestable de la Libye jusqu’à son renversement, son abdication ou son assassinat et qu’il doit être reconnu comme tel par tous les Etats de la communauté internationale, y compris – et plus encore – par les pays neutres.

Peut-on être neutre lorsqu’on se veut le meilleur élève de l’ONU et de ses œuvres?

La Confédération a dressé la liste de cent trente-sept individus appartenant ou associés aux talibans qui sont interdits de séjour ou de transit en Suisse. Soit! Mais elle était si pressée de montrer sa soumission aux injonctions de l’ONU qu’elle a publié son Ordonnance instituant des mesures à l’encontre de l’Erythrée7 le 3 février 2010. Petit détail gênant: cette ordonnance interdit l’entrée en Suisse de personnes dont la liste n’est pas encore constituée aujourd’hui!

De quelle manière le Conseil fédéral conçoit-il la mission qui lui est assignée par l’article 185 de la Constitution qui lui enjoint de prendre «des mesures pour préserver la sécurité extérieure, l’indépendance et la neutralité de la Suisse»?

L’activisme consistant à prendre à tout bout de champ des mesures contre tel ou tel, sur recommandation de l’ONU, alors que cette organisation s’abstient prudemment de chicaner tel ou tel autre Etat, protégé par de puissants lobbies, ce n’est pas la neutralité.

Pouvons-nous espérer, à l’occasion des récents événements d’Afrique du Nord, et notamment des attaques injustifiables contre la Libye, un véritable débat au Parlement sur la neutralité?

Claude Paschoud

1RS 946.231; 2 RS 946.231.116.9; 3 RS 946.231.12; 4 RS 946.231.127.6; 5 RS 946.231.128.9; 6 RS 946.231.132.1; 7 RS 946.231.132.9 ; 8 RS 946.231.138.1; 9 RS 946.231.143.6; 10 RS 946.231.157.5: soixant-deux pages de personnalités visées; 11 RS 946.231.16; 12 RS 946.231.169.4; 13 RS 946.231.175.8; 14 RS 946.231.18; 15 RS 946.206; 16 RS 946.207; 17 946.209.2; 18 RO 2011 1305.

Thèmes associés: Armée - Politique fédérale

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