Les exigences de la liberté

Récemment, j’ai été frappé par une inscription sur un mur d’école, dont l’auteur est sans doute un écolier: «La dictature, c’est: ferme ta gueule; la démocratie: cause toujours!» C’est fort bien vu pour un jeune esprit, déjà sensible à la dévalorisation du verbe dans la société politique actuelle. Entre la dictature et la démocratie, la différence ne touche pas à l’essentiel, car les deux régimes se rejoignent dans l’uniformisation des idées et des mœurs; seuls les procédés diffèrent, la première ayant des méthodes ouvertement autoritaires, alors que la seconde, dans sa forme moderne, cultive un même autoritarisme qu’elle dissimule avec soin, et même beaucoup de scrupules hypocrites, par un langage indiquant systématiquement le contraire de ce qu’elle fait et de ce qu’elle veut. La dictature fait ce qu’elle dit, et Hitler fut à cet égard un exemple avec son livre Mein Kampf; la démocratie moderne est au contraire attachée à dissimuler par les mots la réalité de ce qu’elle entreprend.

La démocratie dit respecter les croyances. C’est faux! En confondant les vraies et les fausses, elle les méprise toutes. Elle dit en permanence – c’est son credo majeur – respecter la dignité de la personne humaine. Là encore, elle ment, car en fait, elle impose le mépris de ce qui fait la dignité de la personne humaine au plan le plus élevé de la vie de l’esprit: l’équité des jugements, la responsabilité dans l’énoncé d’opinions1, la prudence dans l’approche des discriminations légitimes, notamment en matière de culture, la rigueur dans l’énoncé des valeurs de l’esprit les plus universelles. Chez elle et par elle, tout ce qui n’est pas mentalité de masse ne présente aucun intérêt, ne mérite aucune défense. Son approche de l’originalité relève plutôt de l’exhibitionnisme ou des curiosités d’un spectacle de cirque que d’une création fortement personnalisée.

Dans la dictature, le nivellement de la masse est mis au service de l’exaltation pathologique du chef charismatique, comme dans toutes les sectes religieuses, dont elle est d’ailleurs le correspondant sécularisé; dans la démocratie actuelle, ce même nivellement est mis au service d’un mépris imposé à l’endroit de quiconque présente des qualités de chef réelles en dehors et indépendamment d’une instrumentalisation de ces qualités par une formation partisane reconnue et contrôlée par son magistère invisible. La démocratie de masse moderne n’est qu’une dictature occulte que masque un langage libertaire et simultanément liberticide. La dictature montre ses chefs comme des trophées, la démocratie cache les siens derrière le pluripartisme.

A l’heure actuelle, l’islam acquiert en Europe une présence qu’aucune forme de silence ne peut plus étouffer. Une inquiétude diffuse se répand parmi les peuples d’Europe occidentale. Un chroniqueur de l’organe de la Ligue vaudoise, La Nation, écrivait à ce propos: «Deux écueils sont à éviter, deux positions extrêmes pareillement simplificatrices. La première consisterait à refuser aux musulmans le droit de pratiquer leur religion, par là de faire barrage à une menace réelle pour les Eglises chrétiennes de notre pays. La seconde serait de nier naïvement les divergences, de croire à la bonne entente entre chrétiens et musulmans, de prôner une parfaite égalité entre les uns et les autres dans l’idée qu’il existerait un terrain commun aux deux qui ne serait autre que le credo moderne: le respect absolu des convictions religieuses d’autrui.»2 Or c’est l’esprit démocratique moderne, et lui seul, qui impose à nos sociétés cette fausse alternative, qui n’est que le chemin introuvable d’une modération apparente et superficielle laissant à vif les plaies génératrices au fond des cœurs de tous les fanatismes comprimés mais non résolus parce qu’aucune sagesse supérieure, aucune vraie spiritualité ne peut plus les maîtriser socialement.

En fait, la position la plus réaliste consiste à concilier ce qui précisément est jugé a priori inconciliable par l’esprit démocratique moderne: conditionner la paix sociale par la défense la plus intransigeante du dogme religieux. Si les chrétiens sont réellement des chrétiens, ils ne peuvent sans trahir leur foi et en avoir conscience considérer ni traiter l’islam comme une croyance pouvant revendiquer le même traitement que la leur chez eux. C’est le régime de la tolérance religieuse, distinct et séparé de celui de l’indifférentisme, mais que la démocratie confond sciemment et de mauvaise foi: non, répondent les démocrates modernes, pour qui la liberté religieuse est un absolu. Mais, précisément, cet absolu n’est qu’une idole de l’esprit, une idée creuse puisque, sur le plan religieux lui-même, cette idée n’a aucun sens. Or c’est bien cette absence de sens proprement religieux qui intéresse les démocrates d’aujourd’hui, qui vérifie le jugement de Nicolas Berdiaef: «En tant que notion abstraite et suffisante, qui n’est subordonnée à rien de supérieur, la démocratie est une divinisation de l’homme et une négation de la source divine de l’autorité.»3 Le pape Léon XIII tirait de l’égalité de nature entre tous les hommes un enseignement diamétralement opposé: «Il n’est pas un homme qui ait en soi ou de soi ce qu’il faut pour enchaîner par un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une telle puissance: ceux qui l’exercent ont besoin de la recevoir de lui et de l’exercer en son nom. (…) Ceci est vrai de toutes les formes de pouvoir.»4

Prendre conscience de cette aporie ou impasse logique de la mentalité démocratique moderne constitue le premier pas vers une réelle liberté de la pensée et de l’esprit, vers une réelle défense aussi de la légitime souveraineté des Etats d’Europe, car la neutralité confessionnelle est pour eux un principe au plus haut point destructeur. Les musulmans d’Europe le savent mieux sans doute que les chrétiens. Ils prennent appui sur l’indifférentisme religieux de nos régimes politiques pour affermir leur présence sociale dans un premier temps, avant de passer, à la faveur d’une évolution démographique qui leur est souvent favorable, à la phase seconde de nouvelles formes d’Etats confessionnels quand les circonstances leur seront propices.

Michel de Preux

1 Quand elle proscrit l’amalgame entre islam et islamisme, malgré la preuve apportée de centaines de versets du Coran totalement incompatibles avec le droit occidental, elle l’impose entre catholicisme intransigeant et totalitarisme, malgré, là aussi, les preuves historiques et doctrinales du contraire.

2 Benoît Meister: L’islam en Suisse et dans le Canton de Vaud, Actes du séminaire 2009 de la Ligue vaudoise, première partie, La Nation no 1858 du 13 mars 2009, p. 3.

3 De l’inégalité, huitième lettre: De la démocratie, éd. de l’Age d’Homme, Lausanne, 1976, trad. du russe par Constantin et Anne Andronikof, p. 133.

4 Encyclique Diuturnum illud sur l’origine du pouvoir civil, du29 juin 1881.

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