Editorial

Nous nous mettons à écrire au moment où une chaîne de télévision diffuse le film China Girl, une production américaine de 1987 destinée à dénoncer le racisme et à encourager le multiculturalisme. A cette époque, le monde semblait encore extraordinairement normal, mais beaucoup de prémisses de ce que nous vivons aujourd’hui étaient déjà présentes. Le décor du film est celui de deux quartiers «ethniques» qui s’affrontent impitoyablement en plein New York. Comme certaines communautés sont moralement intouchables, le réalisateur a dû choisir parmi les autres: ce sont les Italiens et les Chinois qui se détestent, s’insultent, se battent, se font la guerre, en s’interdisant mutuellement l’accès à leur quartier et en empêchant toute idylle qui ne soit pas strictement cantonnée à leur communauté. Les Chinois, surtout, sont dépeints comme racistes, méchants, violents, incapables de s’affranchir de leurs réflexes passéistes; seules les jeunes femmes sont ouvertes d’esprit et attirées par les valeurs modernes de l’Occident.

Trente-huit ans plus tard, la Chine a beaucoup changé, mais pas la vision qu’en ont les Occidentaux. Les Chinois ne sont pas devenus «comme nous», ils continuent à ne pas penser «comme nous». A nos yeux, ils ne sont tout simplement pas compréhensibles. A nos yeux, oui; what else? Nous n’allons tout de même pas les regarder autrement qu’à travers nos propres yeux! Nous n’allons tout de même pas, nous qui représentons la modernité, le progrès et la liberté, nous mettre à leur place et essayer de penser comme eux!

Nous avons eu l’occasion d’échanger récemment quelques propos avec une jeune femme franco-chinoise, qui a vécu plusieurs années en Chine avant de poursuivre ses études en Europe. Elle regrette les préjugés caricaturaux et négatifs des gens d’ici à l’encontre de son pays. Serait-ce le souvenir des événements de 1989 sur la place Tian'anmen? Elle s’emporte: «C’est une vieille histoire! Et puis, il n’y avait que quelques étudiants qui défiaient le gouvernement…» Ou alors le contrôle social que les autorités chinoises exercent aujourd’hui sur leur population? Elle ne comprend pas notre réticence: «Le gouvernement surveille les personnes qui enfreignent la loi, c’est plutôt rassurant, non?» La conversation s’oriente vers les études que suivent des membres de sa famille; elle explique que des experts du parti communiste évaluent les résultats scolaires des jeunes gens et dirigent ces derniers vers les formations qui leur conviennent le mieux, vers les universités les plus adaptées à leurs capacités. Elle approuve: «Au lieu de tâtonner, de perdre du temps à faire des erreurs, on est aidé à choisir dès le départ la meilleure voie.» Nous apprenons encore que la plupart des jeunes Chinois suivent des formations académiques et que les métiers manuels sont mal considérés – sauf tenir un restaurant, activité qui permet de vivre convenablement.

S’ensuit un moment de silence et de perplexité. Nous qui nous méfions viscéralement de l’Etat, qui nous hérissons à chaque conseil bienveillant de nos autorités et qui empoignons la kalach’ à chaque fois que nous entendons le mot «expert», nous peinons à nous imaginer dans une telle société. Pourtant nous éprouvons de la fascination pour cet Empire du Milieu dont la muraille évoque un rempart contre la dégénérescence de l’Ouest et dont les villes et les infrastructures devraient faire saliver les Européens englués dans leur anthropophobie éco-anxieuse. De la fascination aussi pour cette proue orientale du continent eurasiatique, alliée aujourd’hui à la Russie pour faire barrage à l’impérialisme yankee. De la curiosité enfin pour ce mélange original de communisme socio-politique résistant à la modernité et de dynamisme économique largement mondialisé. Or voilà que, précisément, une simple conversation nous confronte à la réalité de ce modèle politique, à ses aspects dérangeants (de notre point de vue), mais aussi à l’adhésion qu’il suscite auprès d’une partie au moins de la population qui lui est soumise. On est loin de China Girl

Peut-être notre interlocutrice est-elle naïve; peut-être que sa vision des choses changera; peut-être n’est-elle pas représentative des Chinois de son âge. Mais nous n’en savons rien. Elle semble simplement avoir une affection tenace pour son pays et une confiance décomplexée dans ses autorités – une telle confiance apparaissant impensable dans notre propre modèle social. Allons-nous juger? Condamner? Vitupérer ce pays et ses habitants qui s’obstinent à ne correspondre ni au modèle prôné par les progressistes occidentaux ni à celui rêvé par nous autres conservateurs? Ou tenterons-nous de comprendre leur point de vue et leur manière de penser, selon la maxime «autres lieux, autres mœurs»?

L’Occident, depuis des décennies, ne jure que par le multiculturalisme. Mais si – comme tout semble l’indiquer – il cesse désormais d’être le centre du monde, il va devoir faire quelques sérieux efforts pour comprendre enfin les autres cultures, en réalisant que cette expression ne désigne pas uniquement quelques tribus de sauvages.

Pollux

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