Les ingénieurs du chaos
Nous avons lu récemment Les ingénieurs du chaos, ouvrage de Giuliano da Empoli paru il y a un peu plus d’une année (Gallimard 2023). Le nom de l’auteur est surtout associé au Mage du Kremlin, son étonnant portrait romancé de Vladimir Poutine publié en 2022. Mais cette fois, l’écrivain et politologue italo-suisse a entrepris de disséquer («déconstruire», comme disent les intellos) de manière très critique les mouvements dits «populistes» ou «complotistes» qui ont marqué l’actualité politique de ces dernières années. S’agit-il alors d’un énième ouvrage bien-pensant défendant l’élite politico-intello-médiatique? Disons que c’est quand même un peu mieux que ça.
Partant de l’exemple assez finement disséqué (à ce que nous pouvons en juger) du mouvement italien «Cinq étoiles», pour aborder ensuite, entre autres, le Brexit et l’élection de Donald Trump, l’auteur montre l’apparition et le fonctionnement de mouvements soigneusement organisés autour des réseaux sociaux, des données numériques et de la diffusion personnalisée de messages correspondant à ce qu’une partie de la population veut entendre.
L’auteur porte certes un jugement moral parfois un peu méprisant sur ces foules en colère qui se révoltent et se précipitent sur des plateformes numériques organisées pour les accueillir et pour leur servir des discours qui les flattent. Mais il reconnaît tout de même la réalité, parfois même la légitimité, de ces révoltes. L’originalité de son livre est qu’il montre comment des aspirations populaires sont récupérées par d’habiles «ingénieurs du chaos», qui les utilisent en les mettant au service d’une simple quête de pouvoir politique et financier, en exploitant l’attrait de fausses informations sensationnelles et d’affrontements frénétiques sur les plateformes numériques.
Nous devinons qu’il a raison. Nous voyons nous-mêmes comment des révoltes qui pourraient a priori nous être sympathiques finissent par nous laisser sur notre faim, en sombrant dans un chaos d’agressivité aveugle et sotte, de théories fumeuses que plus personne ne parvient à distinguer des accusations légitimes portées contre le système, avec un manque affligeant de réflexion et d’intelligence qui finit par discréditer ces mouvements. Un bon complotiste serait tenté de se demander si l’élite intellectuelle bien-pensante ne serait pas elle-même à la manœuvre pour polluer les révoltes qui gênent le pouvoir. On lui répond que l’explication est bien plus triviale, que nous vivons simplement dans une société malade, où la bêtise et l’agressivité gagnent du terrain aussi bien chez ceux qui aiment Big Brother que chez ceux qui tentent de l’affronter. Et voilà que da Empoli nous démontre (si tous les faits qu’il rapporte sont vrais) que les «anti-système» sont bel et bien manipulés par des spin doctors, sortes de mercenaires – parfois atypiques en regard des causes qu’ils défendent – tout aussi ambitieux mais plus modernes et plus habiles que ceux qui manipulent les «pro-système».
Cette explication se tient. Les mouvements «anti-système» nous sont sympathiques, car ils s’opposent à un système corrompu et malfaisant. Mais en ne s’appuyant que sur des rancœurs et non sur un véritable projet politique, et en revendiquant de «donner la parole au peuple», où ce dernier est conçu comme une communauté autogérée où la parole est généralement monopolisée par les individus les moins compétents pour la prendre, ces mouvements ne peuvent déboucher sur aucune politique bénéfique à long terme. Car une politique bénéfique à long terme suppose un chef disposant d’une vision, d’un but et de l’intelligence pour y parvenir; et que les membres de la communauté puissent trouver leur place dans un tel projet sans passer leurs journées à «donner leur avis» (souvent non éclairé) sur tout et n’importe quoi. Pour qu’un projet politique soit porteur d’espoir, il doit s’orienter vers une monarchie avisée et discrète plutôt que vers un collectif autogéré, brouillon et braillard.
Pollux
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