Un idéal de non-existence

En se promenant du centre de Lausanne, en direction de Renens, à l’ouest de l’agglomération, on se retrouve, tout au long du trajet, plongé dans une interminable zone de désolation, avec des routes éventrées, des barrières de chantier dans tous les sens et des pistes de gymkhanas chaotiques pour les voitures, les bus, les vélos et les piétons. C’est le chantier du futur tram, commencé il y a trois ans, et sur le tracé duquel on n’aperçoit pas encore (excepté sur quelques dizaines de mètres avant le terminus ouest) le moindre rail. Il y a même un carrefour, à Renens, qui a été entièrement refait à neuf il y a deux ans, avec une foison de nouveau feux (il doit y en avoir pour des centaines de milliers de francs) qui n’ont jamais été mis en service; après des mois d’attente, on a fini par effacer les présélections et installer un giratoire, en attendant peut-être de démonter définitivement des installations qui n’auront jamais servi.

On nous assure pourtant qu’à l’horizon 2026 de beaux trams tout neufs circuleront le long d’une belle route toute neuve… Mais non: une belle route est synonyme de vitesse, de liberté, de soif de vivre et de civilisation, toutes choses que notre société aseptisée et stérilisée ne veut plus tolérer: les boulevards ne débouchent aujourd’hui que sur des culs-de-sac, les avenues d’autrefois sont transformées en sentiers vicinaux hérissés de «gendarmes couchés» (ceux qui stoppent les honnêtes quidams et pas les voleurs) et les perspectives rectilignes tracées au siècle passé se perdent désormais dans une jungle de sinuosités étroites et tourmentées, de poteaux indicateurs-prescripteurs-moralisateurs, de peintures de guerre traçant des itinéraires schizophréniquement alambiqués en une multitude de couleurs affectées à chaque mode de transport, chacun se voyant assigner des feux de plus en plus abscons et de plus en plus absurdes. Voilà à quoi ressemblent désormais, dans toute la région lausannoise, les tronçons routiers «requalifiés» – pour reprendre le jargon vaniteux des aménagistes du territoire et des ingénieurs en mobilité réduite.

Nous qui avons grandi naguère dans une ambiance imprégnée de passions futuristes, de confiance dans l’avenir et de grandes réalisations, nous découvrons soudain l’idéologie de la décroissance, la marche arrière radicale, la fuite vers un moyen-âge sans cathédrales et sans noblesse, le ralentissement féroce des quelques déplacements encore autorisés et l’extinction (sans rébellion) de toutes les lumières qui faisaient autrefois scintiller nos cités. Nous subissons les sommations de ne plus consommer d’énergie (et de ne plus consommer de tabac, d’alcool, de viande ou de fruits lointains, de ne plus rien consommer du tout) et l’idéal de non-urbanité des villes (qui complète l’idéal de non-masculinité des hommes et de non-féminité des femmes). Tout notre environnement a été repensé afin de nous adresser cette demande pressante et insistante: n’existez pas! n’existez plus! faites en sorte de ne jamais avoir existé! Après la cancel culture, la cancel humanité.

Et pendant que les Occidentaux éco-obéissants s’appliquent à se recroqueviller et à se ratatiner jusqu’à ne plus exister, des multitudes de gens issus de pays moins «développés» déferlent sur le monde occidental avec la ferme intention d’exister de plus en plus, de croître, d’affirmer leur culture, leurs religions, leurs produits, de créer une nouvelle société débordante d’énergie dans les nouveaux territoires colonisés.

On a beau savoir que l’UDC est le premier parti de Suisse, on ne distingue dans la gouvernance de nos villes aucune trace de ses supposées convictions (si tant est que ses représentants en aient d’autres que de se faire élire).

Dans un futur plus ou moins lointain, ce déclin de l’Occident sera étudié dans des livres, d’un regard distrait, par les petits écoliers chinois et russes. Mais pour nous qui vivons cela en live, comme on dit, c’est terriblement déprimant.

Pollux

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